Leslie Kaplan - Les outils
avec des écrivains - lire, c’est quoi

Tout le monde ne lit pas, mais tout le monde peut lire. Un livre, qu’est-ce que c’est. Pourquoi on lit. Pourquoi on ne lit pas. Où vont les mots. Ces questions avec d’autres font partie d’un questionnaire, Questions-questions, posé à la population de la ville de Saint-Denis, pendant l’année 1996-1997. L’idée du questionnaire venait d’un personnage, miss Nobody Knows, et du livre Depuis maintenant que le groupe du Théâtre des Lucioles alors en résidence au théâtre Gérard Philip avait mis en scène. Eva, le second personnage principal de mon livre Le Psychanalyste, qui est serveuse ou qui gagne sa vie avec des petits boulots, traverse la ville en lisant Kafka, et la lecture est pour elle une façon de penser sa vie. Dans Fever, les deux adolescents meurtriers trouvent “à qui parler” dans des livres, en particulier dans Eichmann à Jérusalem de Hannah Arendt. Lire est une expérience, une pratique concrète qui entraîne, qui peut entraîner une transformation sensible, intellectuelle, du rapport que l’on a au monde. C’est expérimenter des mots, leur impact matériel, en les recevant et en maintenant, en pouvant maintenir, une distance, avec eux d’abord, et avec le monde qu’ils ouvrent, désignent, soulignent, suspendent, retournent. L’urgence, la pression du monde, est ressentie particulièrement fort pendant l’adolescence, où tout est à la fois déjà là et en attente, les idées, la sexualité, tous les questionnements sur l’identité et l’identité sexuelle, et c’est pourquoi l’adolescence est souvent une période où l’on peut éprouver si fort le désir de cette distance, de la lecture.

Il faudrait dire aussi le malheur que l’on éprouve quand on ne peut pas lire, tout lecteur l’a éprouvé, on tient un livre dans la main et on ne peut pas le lire, on ne suit pas, il ne vous dit rien, la possibilité de lire vous est retirée, et on saisit alors par le négatif à quel point lire est une forme de dialogue avec le monde, de présence du monde pour soi.

Deux expériences de lectures :
Enfant américaine à Paris j’allais dans une école du quartier, mes parents avaient préféré envoyer leurs enfants dans une école française, mais à la maison je parlais anglais et le soir l’histoire que ma mère lisait était en anglais. Red light, green light, good night, Feu rouge, feu vert, bonsoir, j’ai adoré ce livre, c’est peut-être le premier que j’ai compris, qui m’a donné le sentiment de comprendre. Comprendre : la rue, le feu rouge, le feu vert, on voyait les couleurs, les lumières, les voitures qui passaient, les voitures qui s’arrêtaient, le jour bleu, la nuit noire. Mais “good night”, comment comprendre, c’est quoi, comprendre “good night” ? Good night n’a aucune image. Ou plutôt : on ne peut pas désigner good night, l’image n’est pas dans le mot, à l’intérieur, l’image est à côté du mot, ailleurs, où, il faut un petit saut, mental, on saute, on attend, on reçoit le baiser avant de dormir, le baiser qui va avec good night, et qui précède le moment anticipé et non moins agréable où l’on commence à entrer dans le sommeil, confiance, chaleur, être enveloppé, trouver la position, dormir, rêver.

Plus tard, l’été, aux Etats-Unis. Je me vois en train de lire un livre emprunté à la bibliothèque à côté de la maison, Jean-Christophe, de Romain Rolland, j’avais huit ou neuf ans. Je n’ai jamais relu ce livre, je garde l’histoire d’un musicien allemand amoureux de la France, ses origines modestes, son grand-père musicien qui voulait qu’il joue avec le “coeur”, pas avec la seule virtuosité technique, son apprentissage sentimental, toutes ses femmes, ses déceptions dans la vie, les envieux et les mesquins, sa force, etc, plus ou moins Beethoven...Mais ce qui est resté vivant, c’est la jubilation de lire un livre en français, en fait des livres, j’y ai passé l’été, parce que c’était une série, beaucoup, dix volumes, alors que j’étais entourée d’anglais. Le sentiment concret d’une expérience extraordinaire, intense, pleine. Image très précise de moi en train de lire, et de regarder le ciel. Pourquoi le ciel ? Le ciel c’est les avions, c’est aussi une façon de traverser l’Atlantique, de venir en Amérique. Dans un de mes livres d’enfant, un livre illustré, il y avait un avion imaginaire, une machine du futur, où les passagers pouvaient tout faire, restaurant et piscine, bibliothèque, vivre dans le ciel en somme. Et pendant un voyage il y a vraiment eu une fois un grand et gros avion où les enfants pouvaient dormir allongés sur une couchette aménagée au-dessus des sièges. Mais le ciel est aussi un certain rapport au monde, un lieu double, réel et irréel à la fois, qui n’est pas sans rapport avec le livre. Dans un livre, c’est une scène de Jean-Christophe qui m’est restée, on lit une histoire, le héros grimpe dans un arbre, cueille des cerises, en jette dans le corsage, ce mot désuet ! de la jeune fille en dessous qui rit et les mange, et on est le garçon qui grimpe et la fille qui reçoit et l’arbre et les cerises, et on y est, sans y être, ou plutôt en étant aussi dehors, puisqu’on lit en français, autour, c’est l’anglais, hello, what are you reading, a book in french ? Moment planant où je lisais seule dans une langue que je ne parlais avec personne, qui se parlait ailleurs, dans un autre pays, et justement dans un livre, ce lieu où se passe cet événement particulier, entendre une langue unique, singulière, adressée seulement à moi mais qui peut, je le sais bien sûr, circuler, se partager, et lier à d’autres, à tous les autres, plus tard, some day.

©Leslie Kaplan, mis en ligne le lundi 20 janvier 2014

écrit pour le CRL d’Aquitaine, 2007, repris modifié dans Mon Amérique commence en Pologne, POL 2009
photo Guy Girard

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