Leslie Kaplan - Les outils
le détail, le saut et le lien - Ecrire déplace le ciel

Tout d’abord je voudrai remercier Edith Kurzweill qui m’a invitée à cette conférence annuelle William Philips, et qui m’a ainsi donné l’occasion de venir à la prestigieuse New School.
Mon père Harold Kaplan était un grand ami de William Philips, qui a publié dans Partisan Review sa première nouvelle, en 1938, The Mohamedhans, et par la suite ses Paris Letters, et bien d’autres textes, et j’ai l’impression que j’ai toujours entendu parler de Partisan Review et de William Philips à la maison.

Je suis née à Brooklyn, en 1943, mais j’ai été élevée à Paris. Mon père faisait des études de lettres françaises à l’Université de Chicago où il avait obtenu une bourse. Il s’était engagé dès 1942, avait travaillé à la radio, à La voix de l’Amérique avec André Breton et Pierre Lazareff, et avait été envoyé à Alger, où il se trouvait quand je suis née. Ensuite à la Libération il avait voulu rester en France. Il a fait venir ma mère et moi, j’avais deux ans, et il a travaillé à l’ambassade américaine à Paris pendant douze ans. J’ai fait toutes mes études secondaires et universitaires en France, où je suis restée même après que mes parents soient partis vers d’autres missions. Et donc j’écris en français, je suis un écrivain français, d’origine américaine, même si j’ai toujours pensé, sans savoir très bien ce que cela voulait dire, que sous mon français il y avait de l’anglais…

Mon intérêt pour le langage est sans doute venu en partie de mon milieu d’origine, mes deux parents étaient des Américains de la deuxième génération, dont les parents, juifs, avaient fui l’empire tsariste. Le trajet de mes grands parents paternels et maternels, je l’ai retrouvée décrit dans un livre que j’ai lu à l’âge adulte et qui a beaucoup compté pour moi, World of our fathers, de Irving Howe. Et j’ai aussi découvert que mon arrière grand oncle, Jacob Denison, était un écrivain en langue yiddish et a fondé un orphelinat à Varsovie après la Première guerre mondiale. Il est enterré avec ses deux amis Ans-ki et Jacob Peretz, dans le cimetière juif de Varsovie, miraculeusement préservé. Il y a deux ans, quand pour la première fois je suis allée en Pologne en accompagnant une de mes pièces de théâtre qui y était jouée, j’ai lu des vers tirés du Dibbouk sur sa tombe.
Mes deux parents étaient des amoureux de la littérature et des idées, et la maison était pleine de livres, aussi bien de littérature que de réflexion politique. Pendant mon enfance mon père était attaché culturel, et il a eu un rôle de passeur entre les deux cultures américaine et française.
Mais a joué aussi le fait de mon bilinguisme, être une petite Américaine à Paris, et avoir deux langues, l’une parlée à la maison, l’autre à l’école. Et il y avait aussi une langue perdue, puisque ma mère parlait yiddish avec sa mère que nous retrouvions l’été, dans le New Jersey, quand la famille profitait du « home leave ».
Donc le rapport entre les mots et les choses, la nomination, n’allait pas de soi, était questionnée. J’avais vraiment deux langues, l’arbitraire du langage et le jeu avec les mots pouvait m’apparaître d’autant plus.
J’ai raconté cela dans une autobiographie fragmentaire, Mon Amérique commence en Pologne.
Etrangeté du langage, des mots, du sens. Mais écrire m’a toujours paru la chose à faire. Aller de soi.

Ensuite, les années 60 : le mouvement de ces années là. J’ai étudié la philosophie et l’histoire, avec passion, et participé au mouvement étudiant, à la lutte contre la guerre d’Algérie, à la lutte contre la guerre du Vietnam, et ensuite, influencée par l’idée de la Révolution Culturelle chinoise, dont je ne connaissais rien en réalité mais qui m’enthousiasmait à cause de la notion d’une alliance entre les travailleurs intellectuels et les travailleurs manuels, j’ai participé à ce qui s’appelait le mouvement d’ « établissement », et je suis allée travailler à l’usine, en janvier 68. J’ai vécu les événements de Mai 68 à l’intérieur d’une usine occupée, et j’ai continué à travailler en usine environ deux ans.

L’expérience à l’usine a été une expérience radicale. Elle a donné la matière de mon premier livre, L’excès-l’usine. Et elle a questionné comment écrire. Je ne voulais pas écrire comme Zola, je voulais que l’usine, apparaisse comme étonnante, à la fois banale et surprenante, choquante.
Cette expérience a mis tout en perspective, et d’abord (quoiqu’à mon insu) le langage, la chose la plus commune, ce que les hommes et les femmes ont, en premier lieu, en commun. Je veux dire que TOUT pouvait, devait, se penser autrement, les mots pour dire les choses les plus ordinaires semblaient à côté. On travaille, vraiment ? On mange, vraiment ? On vit, vraiment ? Pour dire il fallait, c’était une nécessité, inventer.
On peut faire un discours, mais ça ne rend compte de rien_ sauf de la capacité à faire un discours.
Quand j’ai voulu écrire cette expérience je cherchais à rendre compte de la sensation : à la fois le dehors, et ce qu’on avait dans la tête, à l’opposé du naturalisme, du déterminisme, où les choses, et les êtres, sont soi-disant à leur place, correspondent à leur définition. C’est seulement dans l’après coup que j’ai perçu combien « l’usine », et le monde « sous le ciel de l’usine », remettait tout en cause, contaminait tout, et, comment ne pas le reconnaître, pouvait vider l’expérience, en faire quelque chose de vide. On ôtait même leur expérience aux hommes. Prenons le mot cadence, j’y pense à cause d’un article lu récemment sur le travail dans les usines en Chine. Qu’est ce que ça veut dire : il faut suivre la cadence. Suivre la cadence ne dit rien ou presque. Devenir la cadence serait peut-être plus juste. On peut aussi parler des cadences infernales. A bas les cadences infernales, mot d’ordre de mai 68. Cette question : l’aliénation de l’expérience, comment l’expérience réelle est rendue irréelle, comment le langage devient faux, mensonger, cette question appartient à tout le monde, et c’est pourquoi une vision naturaliste, où la parole est ramenée à une origine sociale, psychologique etc., ne m’a jamais convenu.

Cette question se poursuit pour moi jusqu’aujourd’hui, sous différentes formes bien sûr, roman, théâtre, poésie, essai. Mais la question de « l’usine » me paraît toujours liée à la fois à une recherche sur le langage, et à une recherche sur la folie.
Est-ce qu’on parle, pense, écrit, comme à l’usine ou autrement ? Est-ce qu’une phrase est ouverte ou fermée ? Est ce que nous habitons le langage en consommateur aliéné ou en homme/femme libre ? Est-ce que nous parlons entre nous comme à l’usine ? Est-ce que nous enchaînons nos phrases sans penser comme en faisant des pièces fabriquées ? Est-ce que nous fabriquons des phrases comme des produits du marché ? Est-ce nous parlons à quelqu’un ou à personne ? Est-ce que nous voulons assommer l’autre avec des phrases ? Est-ce que nous voulons avoir le dernier mot ? Est-ce que nous sommes présents ou absents à nous mêmes ?

Et quand on parle de « folie », de quoi parle–t-on ? Un lieu, une situation, un comportement « fous » ? Est-ce que c’est la langue qui est folle, devenue folle ? Comment, par quelles formes, résister à la trivialisation, au règne de l’anecdote, au cliché vide et agressif ?

D’autre part l’expérience que j’ai pu faire de la psychanalyse a été aussi décisive. La passion pour l’inconscient ne m’a jamais quittée, et j’ai toujours essayé de trouver des formes d’écriture qui tiennent compte de l’inconscient. J’ai écrit un roman, Le Psychanalyste, et j’ai essayé d’élaborer les rapports entre psychanalyse et littérature pour moi.

La psychanalyse et la littérature sont bien sûr deux pratiques du langage, deux pratiques qui tiennent compte des mots, qui les prennent au sérieux et les explorent dans tous les sens. La psychanalyse s’est distinguée de la psychiatrie par la découverte freudienne de l’inconscient et par la méthode de l’association libre que Freud a inventée : pas d’explication a priori à partir d’un savoir sur le patient, mais une écoute disponible, « flottante » dit Freud, où émerge la surprise, l’inattendu, l’inconscient justement. De même la littérature ne se fait pas avec des généralités, des explications, des proclamations d’intentions, mais avec des détails surprenants, qui peuvent sembler insignifiants mais qui questionnent les façons de penser habituelles et routinières, les discours tout faits, toutes les formes de bêtise, d’ « idées reçues » (Flaubert), toutes les « paroles gelées » (Rabelais).
Pour un écrivain comme pour un psychanalyste, le langage est vivant, il est toujours adressé, même « à personne », et polysémique.
En tant qu’écrivain, c’est le réel qui m’intéresse, ce qui fait irruption, qui pose la question, Et alors, quoi ? Comme je l’ai dit, j’essaie de me placer en dehors d’un naturalisme, d’un déterminisme. Le personnage n’est pas un « cas ». Dans Le psychanalyste les patients sont des « héros » : héros de la pensée, qui affrontent le conflit entre leur désir de vérité et leur passion pour l’ignorance (Lacan), comme Œdipe, et comme tout le monde. Le psychanalyste n’est pas celui qui sait tout, mais un homme ou une femme qui cherche, avec le patient. Et dans le livre, il y a le psychanalyste Simon Scop et ses patients, mais il y a aussi, c’est le deuxième personnage principal, Eva, qui vient de la banlieue, qui lit et qui interprète sa vie avec Kafka.
Pour moi la psychanalyse et la littérature partagent une vision démocratique, pas technocratique, en dehors de tout dogmatisme, et en ce sens je suis bien d’accord avec Nabokov, qui se moquait de la psychanalyse, quand il dit ne pas voir l’intérêt d’ « une pratique qui consiste à appliquer plusieurs fois par semaine des mythes grecs sur les parties génitales d’un certain nombre de personnes »…Et la littérature ne se fait pas avec des bons sentiments ou de bonnes intentions. Mais la psychanalyse et la littérature, par l’attention prêtée aux mots, visent, chacune à leur façon, une désaliénation, c’est-à-dire, plus d’ouverture, plus de disponibilité au monde, aux rencontres, au hasard, comme le dit Freud. Ce sont deux pratiques de l’étonnement.
La psychanalyse et la littérature ont en commun le refus de la catégorie, de la case et du cas.
Prendre les mots au sérieux, tous les mots et les mots de tout le monde, c’est affirmer et maintenir que le langage est le premier lien social, c’est être attentif aux dérives totalitaires toujours possibles, bureaucratie, situations d’abandon, de « désolation » (Arendt).
Mais c’est aussi prêter attention au « déballage » d’un individualisme creux, à la trivialisation, au règne (télévisuel) de l’anecdote : à la différence du détail qui est une condensation, un éclat de réel et qui indique un sens, pas le sens, mais du sens, l’anecdote promeut une parole vide, vise une stratégie d’occupation pour rien, occuper pour occuper. En ce sens, la psychanalyse et la littérature tiennent compte du sujet mais sont chacune à leur façon à l’opposé d’un individualisme qui brandit une parole creuse.
Et chacune à leur façon elles relèvent de l’art : éveil, travail de pensée, et pratique du « un par un » : une psychanalyse est une rencontre, et c’est toujours un sujet particulier, à un moment donné de sa vie, qui rencontre une œuvre. Deux pratiques de l’exception, pas de la règle (Jean-Luc Godard). Deux pratiques de la singularité, qui reconnaissent que l’angoisse_ loin d’être un mal qu’il faudrait éradiquer, rêve d’une pilule qui supprimerait soi-disant la souffrance psychique_ est au contraire constitutive de l’humain, « la part divine de l’homme » (Heitor de Macedo). Deux pratiques qui cherchent, comme dit Rilke, à « faire des choses avec l’angoisse ».

Alors en un sens, au départ de mon désir d’écrire il y a donc eu quelque chose qui questionnait le « normal » ce qui est donné comme normal, et banal, et qui se révèle être pas du tout normal, mais au contraire, « fou ».
Cette double interrogation, sur le langage et sur la folie, continue à me pousser en avant, à écrire.

Récemment je relisais pour la nième fois la confession de Stavroguine dans Les Démons, et j’ai remarqué un détail que je n’avais jamais vu. C’est au début du chapitre, Nicolas Stavroguine arrive au monastère et demande à voir le starets ( ?) avec qui il a rendez-vous. Un moine le conduit, à travers des couloirs et des couloirs, et ce moine très impressionné, intimidé, par Stavroguine, prince ( ?)(…), fils de (…), etc, bavarde sans arrêt, pose à Stavroguine question sur question, etc. Stavroguine reste silencieux, plongé dans ses pensées, ou peut-être irrité par les questions. Alors, écrit Dostoïevski, le moine, « n’obtenant aucune réponse, se faisait de plus en plus respectueux ». Là, moi, lisant, je me suis arrêtée. « N’obtenant aucune réponse, il se faisait de plus en plus respectueux ». En une ligne, ramassée, Dostoïevski nous donne l’obséquiosité du moine, l’indifférence méprisante de Stavroguine, et le rapport entre les deux, le lien, la dynamique de ce rapport : le respect servile _ la servitude volontaire comme dit La Boëtie_ engendrée par l’absence de réponse, le silence.
Pourquoi je vous raconte ce détail ? Ce détail minuscule dans toute l’histoire des Démons  ? Eh bien justement parce que c’est un détail, une miette, un éclat de réel, que je n’avais pas vu auparavant, ce qui peut être le propre d’un détail, mais qui, une fois vu, se révèle évident, se montre énorme dans ses implications. On voit les mécanismes d’autorité se mettre en place, fonctionner, on voit le Sur moi « obscène et féroce » comme dit Lacan, on voit Big Brother.
Le détail est une condensation du réel, c’est la matière même de la littérature. Je pense que c’est ce qu’on apprend en lisant Dostoïevski (et bien sûr beaucoup d’autres).
No ideas but in things … comme disait William Carlos Williams.

Mais si je vous parle de Dostoïevski, d’un auteur qui m’a formée, c’est aussi parce qu’en le lisant, quoique je ne me sois pas formulé cela tout de suite, on est en présence de personnages qui parlent sans arrêt. La littérature est une mise en scène de la pensée, la recherche d’un point de vue sur le monde. Et chez Dostoïevski, cela passe par la parole, le dialogue et le monologue.
A l’intérieur de la narration dostoïevskienne il y a une mise en scène, une théâtralisation de la parole. Et cela met en évidence l’importance du langage et de la parole, les dangers d’une parole séductrice ou meurtrière, la possibilité d’une parole vide. Tout cela est toujours présent dans les romans de Dostoïevski. La question : qu’est-ce que les mots ? est toujours là, à l’œuvre, c’est elle qui travaille le texte, le lecteur, le spectateur.
Comme il est dit dans Hamlet :
_What are you reading my Lord ?
_Words, words, words.

A cet égard, les Notes du Sous-sol est un texte exemplaire. Le narrateur développe un long monologue où il ressasse sa haine et son désespoir. « Je suis un homme malade… je suis un homme méchant… je ne sais même pas de quoi au juste je suis malade… ». Il ne s’en sort pas. Et cette première partie du texte, effrayante, est éclairée par la deuxième non moins effrayante où le narrateur raconte un événement antérieur : il a commis un meurtre, il a renvoyé une très jeune femme, une enfant, au bordel. La première partie s’éclaire alors : il a commis l’irréparable, sa vie ne s’ancre plus dans un rapport à l’autre et il subit lui-même la malédiction du vide, de l’absence de sens, de l’absurde.
Comme vous le savez bien sûr, Dostoïevski a affronté la question de la modernité, et de l’angoisse qui va avec, la question du « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ». Mais justement, cette question il l’a problématisée, en refusant une solution cynique. Est-ce parce qu’il croyait, lui, en Dieu ? Je dirai : parce qu’il croyait dans le fait humain de la parole, du langage, de la nécessité de reconnaître l’autre qui parle, avec qui on parle. Tout en suivant les tours et les détours de comment on peut chercher à nier ce fait, à éviter la reconnaissance de l’autre, à le nier, le tuer, et d’abord, justement, paradoxalement, avec des mots.

Qu’est-ce que les mots, qu’est-ce que le langage et la parole, qu’est ce qui fonde une parole vraie, une parole qui ne tombe pas dans le vide : cette question de date pas de la modernité, Esope disait déjà que la langue est la meilleure et la pire des choses.
Mais elle est rendue sans doute plus aigue par la marchandisation du monde depuis le 19 ème siècle. Je vous rappellerai bien sûr Mallarmé, qui concevait la littérature comme une façon de rendre leur sens aux « mots de la tribu », d’empêcher les mots de devenir « des pièces de monnaie usées que l’on se repasse en silence »…
Certainement notre époque porte cette question au plus haut point, en vidant les mots de leur sens et en promouvant ce que j’ai appelé une « civilisation du cliché », où les mots deviennent des slogans publicitaires et servent à vendre n’importe quoi.
Les clichés, les certitudes fermées, les « idées reçues » ont toujours existé bien sûr. Flaubert en a même fait un Dictionnaire comique, où tout mot, n’importe quel mot, peut devenir un cliché.
Flaubert commence par Abélard, Abricot, Absalon, Académie…
Sous leur apparente bonhomie bourgeoise, et leur vide tranquille, ces « idées reçues » traduisent des façons de matraquer l’autre par des affirmations péremptoires, données comme des évidences soi-disant neutres, en fait très agressives.
Mais l’époque actuelle pousse cela très loin.
La société est toujours menacée par l’appauvrissement du langage, par la simplification, par tout ce qui est convention, code, par des façons de penser consensuelles.
Sous des apparences « soft », c’est une dictature de comment il faut penser, c’est une façon d’imposer des interdits de penser autrement.
Penser avec des idées reçues, avec des « clichés » est une façon de se débarrasser de l’angoisse inhérente à la condition humaine, inhérente au langage : qui est le lieu de conflits, qui est fait de certitude et d’incertitude… et affronter l’incertitude, assumer l’infini des mots, assumer l’inquiétude, est toujours plus difficile que d’avoir des certitudes fermées.
Le monde dans lequel nous vivons fait souvent comme si le langage était un moyen simple, neutre, fait pour la communication. On efface l’écart entre le sujet qui parle, qui énonce, et ce qu’il dit, l’énonciation, on efface la polysémie et l’adresse qui sont le propre de la parole. On met en avant une fausse idée d’une communication pure et simple, qui passe ou pas, problème purement technique.
C’est une vision publicitaire du langage, un monde lisse de morts-vivants, de zombies.
Les mots deviennent des produits, des slogans, emballés, sous cellophane.
Dégradation de la parole dans l’espace publique, poids dans la culture à la fois de la publicité et de la télévision, « marché de l’individu et disparition de l’expérience » comme l’a écrit Serge Daney. Règne des talk shows, des reality shows, du « direct », narcissisme, nombrilisme, dévoilement des petits secrets sans intérêt, anecdotes, trivialités présentées comme une culture.
Le langage publicitaire, un système auto référent, la pub fait la pub pour la pub, pour un monde beau, bon, vrai, véritable, sincère et authentique, et propre, un monde fabriqué d’un coup, hors espace temps ;
Règne de l’« illimité sans engagement aucun » comme il est dit pour un abonnement à une marque de téléphone portable, toute puissance vide.
Pour la pub, il n’y a que deux options : ou bien on a le produit, l’objet, ou bien on l’a pas, le monde est binaire, il se divise en deux… le reste du monde égale zéro, agressivité latente mais totale de la pub, élimination de l’autre et des autres.
D’où l’urgence à s’interroger sur le langage, sur la parole dans l’espace public, sur comment la parole est traitée.

Je vous citerai William Carlos William, dans la préface de Howl by Allen Ginsberg :
Every man is defeated, a man if he be a man is not defeated.
Chaque homme est vaincu, mais un homme s’il est un homme n’est pas vaincu.
Mais : qui est cet homme qui n’est pas vaincu.

Mon héros : Kafka, « écrire, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins ». (Journal, 1922)
Exemple de ce saut prodigieux : « Un matin au sortir d’un rêve agité Grégoire Samsa se trouva transformé en une énorme vermine ».
C’est un saut, un saut dans la fiction, que l’on apprécie d’autant plus peut-être si on se rappelle que le père de Kafka, voir la « lettre au père » avait insulté un grand ami de son fils, l’acteur de théâtre yiddish Löwy en le traitant précisément de vermine. Kafka prend cette insulte, ce mot, et avec son génie particulier le transforme, en fait un insecte réel, que le lecteur considère avec effroi et, bien sûr, plaisir.
Cette phrase de Kafka m’a toujours parue la définition même de ce que c’est, écrire, et plus spécialement, écrire de la fiction.
« Sauter en dehors de la rangée des assassins » : les assassins, contrairement à ce qu’on pourrait croire, sont ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu’elle est.
Ils assassinent quoi ? Le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer.
Kafka dit qu’écrire, l’acte d’écrire, c’est mettre une distance avec ce monde habituel, la distance d’un saut.
Il dit, sauter en dehors, sauter ailleurs. Cela suppose un point d’appui, et les mots sont ce point d’appui, qui permet de s’arrêter et de saisir d’où on vient, d’où vient ce monde, le vieux monde des assassins.
Si on ne fait que redire, recommencer, répéter...on n’en sort pas, quel intérêt.
Sauter, c’est un acte, un acte de la pensée, une rupture, ça n’est pas une simple accumulation, un processus linéaire, on continue, on continue et voilà ça se fait tout seul. Non. Il faut se décoller, se déplacer.

Je vais maintenant vous lire quelques extraits des pièces que j’ai écrites, qui tournent autour des thèmes de la société de consommation, du genre, de l’amour, et du langage : Toute ma vie j’ai été une femme, Louise, elle est folle, Déplace le ciel.

Conférence faite en anglais à la New School for social research à New York, le 5 novembre 2013. Lectures en anglais avec Amelia Parenteau.

©Leslie Kaplan, mis en ligne le lundi 20 janvier 2014

Tout d’abord je voudrai remercier Edith Kurzweill qui m’a invitée à cette conférence annuelle William Philips, et qui m’a ainsi donné l’occasion de (...)

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